Le DevOps s’est imposé ces dernières années comme une approche incontournable dans le domaine de l’IT. Il vise à rapprocher le développement et l’exploitation pour améliorer l’agilité, la qualité et la rapidité des livraisons logicielles. Cependant, dans de nombreuses organisations, il est encore réduit à une simple mise en place d’outils comme l’intégration et le déploiement continus (CI/CD), l’orchestration avec Kubernetes, ou encore l’infrastructure en tant que code (IaC).

Cette vision technique et mécaniste du DevOps omet une dimension essentielle : la complexité des dynamiques humaines et techniques du DevOps. En effet, un changement DevOps ne repose pas uniquement sur l’automatisation ou les outils, mais aussi sur l’organisation des équipes, la culture, la gestion des interactions et l’adaptation aux imprévus. Une approche trop simpliste peut ainsi conduire à des résistances au changement, la persistance de silos cachés ou encore un épuisement des équipes SRE face à des attentes irréalistes en matière de stabilité et de rapidité.

Pour mieux appréhender ces défis, il est nécessaire d’adopter une approche plus globale et systémique. La pensée complexe, développée par Edgar Morin, offre un cadre de réflexion permettant de mieux comprendre les dynamiques du DevOps, en tenant compte des interactions, des incertitudes et des boucles de rétroaction.

Dans cet article, nous allons explorer les principes fondamentaux de la pensée complexe et voir comment ils peuvent enrichir et améliorer la pratique du DevOps en apportant une vision plus holistique et adaptative des systèmes.



La Pensée Complexe : une Nécessité pour le DevOps

Le DevOps est souvent perçu comme une solution simple à des problèmes complexes. De nombreuses entreprises l’adoptent en pensant qu’il suffit de mettre en place des pipelines CI/CD, d’automatiser les déploiements et d’utiliser Kubernetes pour en tirer tous les bénéfices. Cette vision réductionniste du DevOps, bien qu’efficace à court terme, occulte la complexité réelle des environnements informatiques et organisationnels.

Pourquoi la Pensée Simpliste Échoue en DevOps ?

Une approche trop simpliste du DevOps repose sur 3 pièges cognitifs qui peuvent limiter son efficacité :

  • Le Réductionnisme :

Beaucoup résument le DevOps à des outils et des processus automatisés : “Le DevOps, c’est juste du CI/CD.”

En réalité, le DevOps est bien plus qu’un ensemble de pratiques techniques. Il implique une transformation organisationnelle, une culture de collaboration et une gestion efficace des flux d’information entre équipes.

  • La Division Binaire :

Certains considèrent encore le DevOps comme une alternative stricte aux méthodes traditionnelles : “On fait du DevOps ou on reste en mode Ops traditionnel.”

Cette vision oppose de manière rigide des approches qui, en réalité, coexistent souvent. Dans de nombreuses entreprises, des pratiques DevOps sont mises en place progressivement, en s’intégrant à des modèles existants.

  • L’Illusion de Contrôle Total :

Avec la montée en puissance de l’automatisation et de l’observabilité, on peut croire que tout peut être maîtrisé : “Tout est automatisé, donc tout ira bien.”

Or, même avec des processus bien rodés, l’incertitude demeure. Les systèmes sont dynamiques, imprévisibles et interdépendants. Une approche qui ne tient pas compte de cette complexité mène souvent à des déceptions lorsqu’un incident survient malgré toutes les précautions prises.

Une Présentation Rapide de la Pensée Complexe

Pour dépasser ces limitations, il est essentiel d’adopter une pensée plus globale et interconnectée. C’est précisément ce que propose Edgar Morin, philosophe et sociologue, à travers sa théorie de la pensée complexe.

La pensée complexe repose sur 2 principes majeurs :

  • L’Interconnexion : un phénomène ne peut être compris isolément ; il fait partie d’un réseau d’interactions où chaque élément influence les autres.
  • La Multidimensionnalité : un système ne peut pas être réduit à une seule explication ou discipline, il doit être analysé sous plusieurs angles (technique, humain, organisationnel, etc.).

En appliquant ces principes au DevOps, on comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’une méthodologie technique, mais d’un écosystème vivant, en perpétuelle évolution.

Dans la section suivante, nous verrons comment les concepts clés de la pensée complexe peuvent enrichir le DevOps et aider à mieux appréhender ses défis.


Ce que la pensée complexe peut apporter au DevOps

L’application de la pensée complexe d’Edgar Morin au DevOps permet d’adopter une vision plus nuancée et plus efficace des systèmes informatiques et organisationnels. Plutôt que de chercher à simplifier à outrance les dynamiques du DevOps, il s’agit de reconnaître et d’exploiter la richesse des interactions qui le composent. Voici comment plusieurs principes de la pensée complexe peuvent enrichir la pratique du DevOps.

Principe Dialogique : Réconcilier les tensions du DevOps

Le DevOps repose sur la collaboration entre les équipes de développement (Dev) et d’exploitation (Ops), qui ont historiquement des objectifs opposés :

  • Les développeurs cherchent à livrer rapidement de nouvelles fonctionnalités,
  • Les équipes Ops visent à assurer la stabilité et la fiabilité des systèmes.

Ces deux approches peuvent sembler contradictoires, mais elles sont en réalité complémentaires.

  • Ce que la pensée complexe apporte :
    La pensée dialogique d’Edgar Morin nous apprend qu’au lieu d’essayer de fusionner ces deux logiques en une seule, il est plus pertinent de reconnaître leur coexistence et d’apprendre à les orchestrer. Le DevOps ne doit pas être une fusion totale des rôles, mais une gestion intelligente des tensions entre rapidité et stabilité.

L’Apport de la Pensée du Tiers Inclus

Un concept clé qui prolonge le principe dialogique est celui de la pensée du tiers inclus. Contrairement à la logique binaire qui oppose deux éléments en tension, la pensée du tiers inclus propose une troisième voie, qui intègre ces tensions pour générer un nouveau modèle.

Pourquoi est-ce important en DevOps ?

En DevOps, cette logique est essentielle car elle permet de comprendre que l’automatisation ne remplace pas l’humain, mais redéfinit son rôle. Plutôt que de voir l’automatisation comme une suppression des tâches manuelles, elle doit être vue comme une transformation du travail humain vers des tâches à plus forte valeur ajoutée.

  • Exemple concret :

    Dans la culture SRE (Site Reliability Engineering), on parle de “toil reduction” :

    • L’automatisation réduit le travail répétitif (toil) mais ne rend pas les équipes Ops obsolètes.
    • Elle permet aux ingénieurs de se concentrer sur l’amélioration continue, l’optimisation et la résolution de problèmes plus complexes.

Ainsi, Dev et Ops ne sont pas simplement deux forces qui s’opposent ou se combinent, mais génèrent un nouveau modèle hybride où chacun adopte de nouvelles responsabilités.

  • Comment améliorer le DevOps ?
    • Encourager une culture d’apprentissage en tension, où les équipes acceptent que leurs objectifs peuvent être parfois opposés mais toujours interdépendants et accepter qu’il y ait parfois des compromis à faire entre rapidité et fiabilité.
    • Mettre en place des post-mortems réguliers, où chaque incident devient une opportunité d’amélioration collective.
    • Valoriser le feedback constant entre Dev et Ops pour ajuster les pratiques en continu, apprendre des échecs et ajuster l’équilibre entre Dev et Ops.
    • Intégrer la pensée du tiers inclus dans la manière dont les rôles évoluent avec l’automatisation et les nouvelles pratiques DevOps.

Principe de Récursion Organisationnelle : Une boucle d’apprentissage DevOps

Dans un système complexe, chaque élément influence l’ensemble et est lui-même influencé en retour. En DevOps, cela signifie que les pratiques évoluent en permanence en fonction des résultats obtenus.

  • Ce que la pensée complexe apporte :
    • Le DevOps doit être perçu comme un cycle d’apprentissage permanent. Un incident en production, par exemple, ne doit pas être traité comme une simple anomalie à corriger, mais comme une source d’amélioration des processus de développement et d’exploitation.
    • Un autre concept clé de la pensée complexe est celui de l’auto-éco-organisation. Edgar Morin explique qu’un système vivant ne se contente pas de suivre des règles externes, mais s’auto-organise en fonction de son environnement.

Pourquoi est-ce important en DevOps ?

L’auto-éco-organisation s’applique directement au DevOps : les équipes ne doivent pas simplement suivre des process rigides imposés d’en haut, mais plutôt s’adapter naturellement aux contraintes du terrain. La meilleure organisation DevOps est celle qui émerge des équipes elles-mêmes, à travers l’expérimentation et l’apprentissage continu, plutôt qu’une structure prédéfinie appliquée sans considération des spécificités locales.

  • Comment améliorer le DevOps ?
    • Mettre en place des cycles courts de feedback, où chaque problème rencontré alimente une boucle d’amélioration continue.
    • Valoriser une culture d’auto-organisation au sein des équipes, où les décisions se prennent en fonction des expériences passées plutôt que sur des règles figées.
    • Favoriser des rétrospectives fréquentes sur les déploiements et incidents pour ajuster les pratiques en temps réel.
    • Encourager une adaptation organique des processus, en donnant aux équipes la liberté d’expérimenter et d’optimiser leurs propres workflows en fonction des réalités terrain.

Principe Hologrammatique : Chaque équipe DevOps influence l’ensemble

Un système complexe ne peut être réduit à la somme de ses parties : chaque élément contient une représentation du tout et peut avoir un impact global. Cela signifie qu’une seule équipe ou un seul choix technique peut avoir des répercussions bien au-delà de son périmètre immédiat car chaque partie du système contient en elle une influence sur le tout.

  • Ce que la pensée complexe apporte :
    Dans une organisation DevOps, les choix d’une seule équipe peuvent affecter tout le système. Un silo persistant dans une équipe peut ralentir l’ensemble du pipeline de livraison, et une mauvaise implémentation d’un outil comme Kubernetes peut introduire des problèmes à grande échelle.

  • Comment améliorer le DevOps ?

    • Encourager une vision collective par des équipes pluridisciplinaires où chacun comprend son rôle et l’implication de ses décisions sur l’ensemble du système.
    • Développer et renforcer une culture de transparence et de communication où les choix techniques sont partagés et débattus collectivementet pour éviter les silos cachés.
    • Impliquer les développeurs, Ops et SRE dans des décisions globales, plutôt que de les cantonner à leurs périmètres respectifs.

Gestion de l’incertitude : Le DevOps comme un système adaptatif

Les systèmes modernes ne peuvent être contrôlés de manière rigide. Leur imprévisibilité exige des stratégies adaptatives et résilientes. Les incidents et échecs sont inévitables.

  • Ce que la pensée complexe apporte :
    La pensée complexe invite à intégrer l’incertitude comme une donnée fondamentale, plutôt que comme une anomalie à éradiquer. Elle pousse à développer des systèmes capables de s’adapter et d’évoluer en fonction des événements imprévus. En DevOps, cela signifie qu’il faut concevoir des systèmes qui ne cherchent pas à éviter les pannes, mais à y résister et à s’adapter rapidement.

  • Comment améliorer le DevOps ?

    • Développer une culture de résilience, où les équipes acceptent l’échec comme une opportunité d’apprentissage.
    • Adopter des pratiques de Chaos Engineering, qui permettent de tester la résilience des systèmes en simulant des pannes.
    • Organiser des Game Days, où les équipes sont confrontées à des scénarios de crise pour mieux anticiper les imprévus.
    • Favoriser une culture de la tolérance aux erreurs, avec des post-mortems sans recherche de coupables (blameless culture).

Transversalité et Interdisciplinarité : Redéfinir la culture DevOps

Le DevOps est parfois réduit à une méthodologie technique, mais c’est avant tout une transformation culturelle qui concerne les aspects humains, organisationnels et cognitifs autant que les outils. Il mélange technologie, organisation, psychologie et gestion du changement.

  • Ce que la pensée complexe apporte :
    La pensée complexe insiste sur le fait qu’un système ne peut être compris par une seule discipline et perspective. Appliquer cette approche au DevOps permet d’éviter une vision trop technocentrée et de prendre en compte les dynamiques humaines, les contraintes organisationnelles et l’impact des décisions techniques sur la culture de l’entreprise.

  • Comment améliorer le DevOps ?

    • Former les équipes aux principes de la pensée systémique et des interactions complexes, en complément des compétences techniques.
    • Encourager des échanges réguliers entre équipes Dev, Ops, Sec et Business pour mieux comprendre les attentes et contraintes de chacun.
    • Valoriser les soft skills, notamment la communication et la résolution collaborative des problèmes, au même titre que les compétences techniques.

Vers un DevOps plus conscient de sa complexité

L’application de la pensée complexe au DevOps permet de dépasser les visions simplistes et mécanistes qui limitent souvent son efficacité. Plutôt que de chercher des solutions toutes faites, elle invite à prendre en compte l’ensemble des interactions, à accepter l’incertitude et à favoriser une culture d’apprentissage continu.


Conclusion et Perspectives

Le DevOps est bien plus qu’une simple approche technique centrée sur l’automatisation et les outils. Il s’agit d’un écosystème dynamique, où se croisent des aspects techniques, organisationnels et humains. Pourtant, il est souvent abordé de manière trop simpliste, ce qui peut limiter son efficacité et conduire à des échecs.

En réalité, la pensée complexe d’Edgar Morin ne vient pas révolutionner le DevOps, mais plutôt révéler et renforcer une dimension qui lui est déjà intrinsèque. Par nature, le DevOps repose sur l’interconnexion des équipes, l’adaptation continue et la gestion de l’incertitude, autant de principes en résonance avec la pensée complexe. Pourtant, dans la pratique, ces aspects sont parfois occultés ou négligés au profit d’une vision plus mécaniste, axée uniquement sur les outils et l’automatisation. Remettre cette complexité au cœur des réflexions permet d’adopter une approche plus holistique et plus efficace des systèmes DevOps. Cela aide également à éviter certains écueils courants, comme la réduction du DevOps à une simple stack technologique, la séparation rigide des rôles ou encore l’illusion d’un contrôle total sur les infrastructures et processus.

Vers une culture DevOps plus évolutive

Pour tirer pleinement parti de la pensée complexe, les organisations doivent encourager une culture d’apprentissage continu, où l’expérimentation, l’adaptation et la collaboration sont au cœur des pratiques. Cela passe par :

  • L’intégration des boucles de feedback à tous les niveaux (développement, infrastructure, sécurité, utilisateurs).
  • L’acceptation de l’incertitude comme une composante normale du système, avec des pratiques comme le Chaos Engineering et les post-mortems sans recherche de coupables.
  • Le décloisonnement des équipes, en favorisant des échanges réguliers entre Dev, Ops, Sec et Business pour une meilleure compréhension mutuelle.

Et vous ?

Comment appliquez-vous la pensée complexe dans vos pratiques DevOps ? Quels mécanismes avez-vous mis en place pour gérer l’incertitude, encourager la collaboration et éviter les pièges d’une approche trop rigide ?

En appliquant les enseignements d’Edgar Morin sur la pensée complexe, nous pouvons renforcer la capacité du DevOps à devenir un système véritablement adaptatif, capable d’évoluer en permanence face aux défis technologiques et organisationnels.

Références

Introduction à la pensée complexe
Introduction à la pensée complexe

Edgar Morin

Collection Points Essais, Éditions Points

2014, 160 pages, Broché (Poche)

ISBN: 978-2757842003

Edgar Morin
Edgar Morin

Philosophe et sociologue français, né à Paris en 1921 sous le nom d'Edgar Nahoum, dans une famille d'origine juive grecque de Salonique, il prend le pseudonyme de Morin en 1942 en rejoignant la résistance communiste. L'année suivante, il devient commandant des Forces françaises combattantes. Après la guerre, il s’éloigne du Parti communiste et intègre le CNRS en 1950. Directeur de recherche émérite, docteur honoris causa de vingt-sept universités à travers le monde, il est l’auteur d’une œuvre transdisciplinaire abondamment commentée et traduite, dont l’ambitieuse Méthode, en six tomes, publiée au Seuil.

Jean-Jerome Levy

Ecrit par

Jean-Jérôme Lévy

Consultant DevOps

Professionnel chevronné dans le domaine de l’informatique, cumulant plus de 20 années d’expérience au sein de DSI de grandes entreprises, mon expertise diversifiée m’a permis de jouer un rôle clé dans de nombreux projets, caractérisés par la mise en place de pratiques DevOps innovantes.