
L'Ukraine, l'Europe et le monde, otages du grand marchandage entre Washington et Moscou
Certains combats dépassent nos lignes de code
Aujourd’hui, l’Ukraine se trouve dans une situation critique, prise entre des puissances qui négocient son sort sans garantir un respect total de sa souveraineté et du droit international. C’est aussi le sort de l’Europe qui est en jeu et celui des équilibres internationaux.
Cet article vise à analyser ces dynamiques et à affirmer un soutien clair à une paix juste et durable, respectueuse des principes fondamentaux du droit international et démocratiques.
Il en va de l’avenir de l’Ukraine, de l’Europe et du monde.
C’est pourquoi nous disons : Slava Ukraini ! 🇺🇦 🇪🇺
La réélection de Donald Trump à la présidence américaine en novembre 2024 a entraîné un changement notable dans l’approche des États-Unis vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Depuis son retour à la Maison-Blanche en janvier 2025, Trump a affiché sa volonté de mettre fin rapidement au conflit ukrainien, rompant avec la ligne de soutien inconditionnel à Kyiv de son prédécesseur. Ses prises de position publiques et les orientations de son administration illustrent une stratégie géopolitique transactionnelle privilégiant le deal avec Moscou, quitte à inquiéter les alliés européens.
Ce rapport examine les déclarations officielles de l’équipe Trump sur l’Ukraine depuis le début de 2025, son attitude envers la Russie de Vladimir Poutine, les conséquences pour l’Europe et l’OTAN, l’analyse de la rencontre du 28 février 2025 avec Volodymyr Zelensky, et enfin les implications possibles d’une telle politique pour l’avenir de l’Ukraine, la relation transatlantique et la stabilité mondiale.
- Ambiguïté - Déclarations officielles de l’administration Trump sur l’Ukraine (2025)
- Connivence - Attitude de Trump face à la Russie et relations avec Vladimir Poutine
- Désillusion - Implications pour l’Europe et l’OTAN
- Infamie - La rencontre du 28 février 2025 entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky
- Fracture - Conséquences possibles pour l’Ukraine, les relations transatlantiques et la stabilité mondiale
- Conclusion : Fracture stratégique et réveil européen ?
Ambiguïté - Déclarations officielles de l’administration Trump sur l’Ukraine (2025)
Dès les premières semaines de son mandat, Donald Trump a clairement fait connaître ses positions sur la guerre en Ukraine. Le 12 février 2025, il déclare publiquement qu’il ne juge « pas pratique » que l’Ukraine rejoigne l’OTAN et estime peu probable que Kyiv parvienne à récupérer l’intégralité de son territoire face à la Russie (Trump: not practical for Ukraine to join NATO, get back all land - Reuters). Ce même jour, son nouveau secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, affirme qu’il est irréaliste d’espérer un retour aux frontières de 2014 pour l’Ukraine et exclut l’adhésion de Kyiv à l’OTAN dans tout accord de paix (Europeans warn US against Ukraine deal ‘behind our backs’ - Reuters). Ces déclarations officielles donnent le ton : l’administration Trump prépare l’opinion à l’idée que l’Ukraine devra sans doute accepter des compromis territoriaux et une neutralité vis-à-vis de l’Alliance atlantique pour mettre fin à la guerre, conformément à la promesse du président de « terminer rapidement » le conflit.
Parallèlement, Trump adopte une rhétorique en rupture avec celle de 2022-2024, reprenant parfois des éléments du discours du Kremlin. Mi-février 2025, il va jusqu’à déclarer que « l’Ukraine [avait] commencé » la guerre en refusant de « conclure un accord » avec Moscou, inversant la responsabilité de l’agression (Trump’s False and Misleading Ukraine Claims - FactCheck.org). Il qualifie également le président Volodymyr Zelensky de « dictateur » qui « refuse » d’organiser des élections – une référence trompeuse au fait que, sous la loi martiale imposée par l’invasion, l’Ukraine ne peut légalement tenir de scrutin national. Ces propos, factuellement inexacts (c’est bien la Russie qui a lancé l’invasion en février 2022), ont valu à Trump une réplique indignée de Zelensky, qui a dénoncé le fait que le président américain était « pris dans un piège de désinformation » à propos du conflit.
Fidèle à son discours de campagne, Trump a également entrepris des démarches diplomatiques rapides. Il s’est entretenu par téléphone avec Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky dès la mi-février et a annoncé le lancement de négociations directes avec Moscou dans le but affiché de trouver une issue au conflit. Fait significatif, ces tractations initiales se sont faites sans la participation de l’Ukraine, Washington privilégiant un dialogue bilatéral avec le Kremlin. Le 18 février, des émissaires américains (le secrétaire d’État Marco Rubio) et russes (le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov) se sont même rencontrés en Arabie saoudite pour discuter d’une fin de guerre, Kyiv n’étant pas convié à la table. Enfin, l’administration Trump a nommé un émissaire spécial pour le dossier ukrainien, l’ancien général Keith Kellogg. Celui-ci a indiqué dans un entretien le 13 février qu’une possible perte de territoire par l’Ukraine pourrait être “formalisée” dans un accord de paix sans équivaloir à une reconnaissance légale par Washington (Ukraine’s possible territorial losses may be ‘formalized without recognition by US,’ Kellogg tells Fox News). Cette précision visait à atténuer l’inquiétude suscitée par l’orientation américaine : malgré la fermeté officielle du langage (ne pas reconnaître les annexions russes), les États-Unis de Trump laissent entendre qu’ils pourraient acter de facto les gains territoriaux de Moscou en Ukraine dans le cadre d’un règlement négocié.
Connivence - Attitude de Trump face à la Russie et relations avec Vladimir Poutine
Trump a adopté une posture remarquablement conciliante vis-à-vis de Moscou depuis son retour au pouvoir. Très vite, il renoue le dialogue direct avec Vladimir Poutine : son appel téléphonique du 12 février avec le maître du Kremlin est qualifié de « très productif », et Trump annonce qu’ils sont convenus de lancer des négociations de paix et de se rencontrer prochainement (Trump: not practical for Ukraine to join NATO, get back all land - Reuters). Il évoque une possible rencontre sur un terrain neutre comme l’Arabie saoudite, et se voit même inviter par Poutine à effectuer une visite officielle à Moscou. Le ton chaleureux de ces premiers échanges - plus d’une heure d’entretien cordial selon Trump - tranche avec des relations américano-russes jusqu’alors glaciales. L’administration vante les talents de négociateur du président : Pete Hegseth déclare que le monde a la chance d’avoir « le meilleur négociateur de la planète » pour rapprocher Kyiv et Moscou (Europeans warn US against Ukraine deal ‘behind our backs’ - Reuters). En pratique, Trump évite de critiquer ouvertement la Russie pour son invasion, concentrant plutôt ses reproches sur l’Ukraine (comme vu précédemment). Cette indulgence envers Poutine, perçu comme un partenaire de négociation, signale un net revirement de ton par rapport aux condamnations fermes émises sous la présidence Biden.
Cette attitude s’inscrit dans la continuité du style personnel de Trump en matière de diplomatie. Le président privilégie les relations directes avec les dirigeants forts, en écartant les intermédiaires et les approches multilatérales. Son modus operandi, déjà observable lors de son premier mandat, consiste à traiter d’égal à égal avec l’autre « homme fort » en présence, au besoin en marginalisant les autres acteurs (Trump’s Endgame for the War in Ukraine). Dans le cas de l’Ukraine, cela se traduit par la volonté de négocier en tête-à-tête avec Poutine, en reléguant au second plan le gouvernement de Kyiv et les alliés européens. Trump semble convaincu qu’un grand marchandage entre Washington et Moscou peut mettre fin à la guerre, et il se montre prêt à discuter directement des sujets sensibles avec le Kremlin. Concrètement, l’administration a laissé entendre que nombre de concessions unilatérales pourraient être sur la table pour satisfaire la Russie : le gel ou la réduction de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, le veto à toute entrée future de l’Ukraine dans l’OTAN, la levée partielle des sanctions contre la Russie, voire la reconnaissance de facto des territoires occupés par Moscou. En échange, Trump chercherait de Poutine des engagements comme un cessez-le-feu durable – une approche très transactionnelle de la sécurité européenne.
Certains observateurs estiment que cette bienveillance envers Moscou s’inscrit dans une stratégie géopolitique plus large visant à redéfinir les priorités américaines. L’objectif implicite de Trump serait de rapprocher la Russie des États-Unis afin d’isoler la Chine, considérée comme le principal adversaire stratégique de Washington (Trump wants US to ‘partner’ with Russia to weaken China: Divide-and-conquer strategy - Geopolitical Economy Report). En ce sens, la guerre en Ukraine passerait au second plan, vue surtout comme un obstacle au réchauffement des relations américano-russes. Le secrétaire d’État Marco Rubio a d’ailleurs suggéré que les États-Unis pourraient « s’associer géopolitiquement avec la Russie », reflétant l’idée que le véritable enjeu se trouve en Asie et qu’il faudrait détacher Moscou de Pékin. Trump reprend ici une logique de Realpolitik inspirée de la diplomatie Nixon-Kissinger : dans les années 1970, les États-Unis avaient attiré la Chine pour affaiblir l’URSS, et en 2025 Trump tente l’inverse – attirer la Russie pour contenir la Chine. Cette perspective éclaire sa relative indulgence envers Poutine et son empressement à conclure un accord sur l’Ukraine, vu comme un préalable pour recomposer l’équilibre global des puissances selon les intérêts américains.
Désillusion - Implications pour l’Europe et l’OTAN
La nouvelle orientation de Washington a provoqué de fortes inquiétudes en Europe et au sein de l’OTAN. Alors que le président Biden avait, durant son mandat, consolidé la solidarité transatlantique face à Moscou, le retour de Trump a semé le doute chez les alliés. Ses initiatives unilatérales vis-à-vis de Poutine – notamment l’annonce de négociations américano-russes séparées – ont suscité des mises en garde explicites de la part des Européens. La cheffe de la diplomatie de l’UE, Kaja Kallas, a ainsi prévenu qu’« aucun accord [sur l’Ukraine] derrière notre dos » ne saurait fonctionner, rappelant que « l’apaisement n’a jamais marché » face à l’agresseur (Europeans warn US against Ukraine deal ‘behind our backs’ - Reuters). De fait, les capitales européennes craignent qu’un arrangement négocié exclusivement par Washington et Moscou ne sacrifie leurs intérêts de sécurité. Plusieurs dirigeants ont souligné qu’il ne fallait « jamais confondre l’agresseur et la victime » dans cette guerre (Trump and Zelenskiy clash, leaving Ukraine exposed in war with Russia - Reuters), réaffirmant leur soutien indéfectible à Kyiv. La crainte d’un « Munich » 2025 – une paix bâclée aux dépens d’un petit pays agressé – plane ainsi sur l’Europe occidentale.
Les alliés européens s’emploient à rester parties prenantes du processus diplomatique, afin de ne pas être écartés des décisions qui les affecteront directement. Le 13 février à Bruxelles, lors d’une réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, les Européens ont insisté sur la nécessité d’être associés aux pourparlers de paix, soulignant que tout règlement en Ukraine aurait des conséquences profondes pour la sécurité du continent (Europeans warn US against Ukraine deal ‘behind our backs’ - Reuters). Ils font valoir également que l’Europe serait appelée, dans le cadre d’un éventuel accord, à fournir des garanties de sécurité à l’Ukraine – par exemple via le déploiement de forces de maintien de la paix ou d’accords de sécurité bilatéraux – et qu’à ce titre elle doit être à la table des négociations. Les grandes puissances du continent (France, Allemagne, Royaume-Uni) se concertent activement : à Paris, leurs ministres des Affaires étrangères ont convenu d’un front commun pour influer sur la position américaine, et Londres a proposé d’accueillir Zelensky et les dirigeants de l’UE afin de coordonner la réponse européenne. En somme, l’Union européenne et les membres de l’OTAN tentent de ralentir ou d’infléchir la diplomatie expresse de Trump, craignant qu’une paix dictée par Washington et Moscou ne compromette durablement la sécurité européenne.
Néanmoins, l’attitude de Trump crée aussi des dissensions au sein du camp occidental. Certains, à l’instar du Hongrois Viktor Orbán – proche de Trump – ont salué l’initiative américaine et critiqué l’alarme manifestée par leurs partenaires, arguant qu’il faut « mériter sa place » à la table des négociations plutôt que la réclamer. Ce clivage rappelle que l’unité européenne face à la Russie n’est pas absolue, et que la stratégie Trump peut exacerber des divergences latentes (entre partisans d’une ligne dure contre Moscou et tenants d’un compromis rapide). Pour l’OTAN elle-même, la situation est périlleuse : l’Alliance dépend largement du leadership américain, et voir Washington prendre ses distances soulève des doutes existentiels. Déjà, les responsables européens mettent en garde contre une « paix par la faiblesse » qui trahirait la philosophie de « paix par la force » traditionnellement défendue par l’OTAN. On redoute qu’en cédant aux exigences de Poutine, les États-Unis affaiblissent la crédibilité de la dissuasion de l’OTAN sur le flanc est. À plus long terme, si Trump persistait dans une ligne de désengagement (il avait qualifié l’OTAN d’« obsolète » par le passé), l’Europe pourrait se trouver contrainte d’accroître drastiquement son effort de défense autonome. En clair, la politique étrangère de Trump met à l’épreuve la cohésion euro-atlantique : elle pourrait soit forcer l’UE à gagner en autonomie stratégique, soit, dans le pire des cas, éroder le principe même de défense collective sur lequel repose la sécurité du continent depuis 1949.
Infamie - La rencontre du 28 février 2025 entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky
Le 28 février 2025, Donald Trump a reçu Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche pour une réunion au sommet particulièrement attendue. Cet entretien, censé raffermir le partenariat américano-ukrainien et évoquer les perspectives de paix, a tourné à l’affrontement ouvert entre les deux dirigeants. D’après le compte rendu des médias, la rencontre s’est soldée par un véritable désastre, Trump et Zelensky ayant échangé des reproches cinglants en public dans le Bureau Ovale (Trump and Zelenskiy clash, leaving Ukraine exposed in war with Russia - Reuters). Les caméras présentes ont immortalisé une scène extraordinaire : loin de l’image d’un front uni, le président américain et son homologue ukrainien ont étalé leurs désaccords devant la presse mondiale, témoignant de la profondeur du fossé qui s’est créé en quelques semaines entre Washington et Kyiv.
Les enjeux de ce face-à-face étaient élevés. Zelensky voyait cette entrevue comme l’occasion de convaincre Trump de ne pas abandonner l’Ukraine ni de faire cause commune avec Poutine. De son côté, Trump entendait manifestement tester la volonté de compromis du leader ukrainien et le pousser à adhérer à sa feuille de route diplomatique. La discussion a rapidement pris une tournure acrimonieuse. Le vice-président américain, JD Vance, présent aux côtés de Trump, a ouvertement exhorté Zelensky à faire preuve de plus de « diplomatie » pour mettre fin au conflit – insinuant par là que l’Ukraine devait peut-être céder du terrain pour parvenir à la paix. Zelensky, visiblement contrarié, a répliqué en arguant qu’on ne pouvait faire confiance à Vladimir Poutine et en rappelant l’échec de toutes les tentatives passées de négocier avec le Kremlin. Il a, bras croisés, lancé à son interlocuteur américain : « De quelle diplomatie parlez-vous ? », soulignant que M. Vance n’était jamais venu en Ukraine pour constater la réalité de la guerre. S’adressant directement à Trump, le président ukrainien a imploré de ne « faire aucun compromis avec un tueur » en parlant de Poutine, rappelant ainsi la nature du régime russe et les crimes commis depuis 2014.
La réaction de Trump a été tout aussi virulente. Visiblement irrité par le ton de Zelensky, il l’a accusé de manquer de respect envers les États-Unis et de refuser la paix. Quelques minutes après la rencontre avortée, Trump s’est empressé de publier un message sur son réseau social affirmant avoir « déterminé que le président Zelensky n’[était] pas prêt pour la Paix tant que l’Amérique [était] impliquée », ajoutant qu’il ne pourrait revenir discuter que lorsqu’il serait « prêt pour la Paix ». Le président américain a même laissé entendre, devant les journalistes alors qu’il quittait la Maison-Blanche, que l’Ukraine était en train de perdre la guerre et que Zelensky devait se rendre à l’évidence. « Ce qu’il doit dire, c’est “je veux faire la paix”. Il n’a pas à rester là à dire “Poutine par-ci, Poutine par-là” en négatif… Il doit dire “je veux la paix, je ne veux plus faire la guerre” », a déclaré Trump, en reprochant à Zelensky son obsession à critiquer le maître du Kremlin. Des propos d’une dureté inhabituelle envers un allié, qui tranchent avec le soutien appuyé qu’apportait jusque-là Washington au président ukrainien en guerre.
La réunion s’est achevée de manière abrupte. D’après un responsable américain, Zelensky aurait été prié de quitter le Bureau Ovale plus tôt que prévu, entraînant l’annulation de la conférence de presse et du dîner initialement prévus pour clôturer la visite. Signe de la rupture, un accord de coopération économique qui était prêt à être signé entre les deux pays est resté lettre morte. Trump et Zelensky devaient parapher un partenariat sur les minerais stratégiques (destiné à développer les riches gisements ukrainiens de terres rares, lithium, etc., et à réduire la dépendance occidentale vis-à-vis de la Chine). Cet accord, pourtant acté en principe, a été laissé en suspens du fait de l’incident diplomatique. Immédiatement après cet épisode, les alliés de l’Ukraine en Europe ont multiplié les gestes de soutien envers Zelensky. Le président français Emmanuel Macron, le nouveau secrétaire général de l’OTAN (le Néerlandais Mark Rutte) et le président du Conseil européen António Costa ont chacun appelé Zelensky pour lui réaffirmer leur appui et désamorcer son isolement. Le Royaume-Uni a convoqué pour le surlendemain un sommet des dirigeants européens avec Zelensky afin de discuter de garanties de sécurité à offrir à l’Ukraine, démontrant que l’Europe cherchait à contrebalancer le désengagement américain.
Ce clash sans précédent entre Washington et Kyiv illustre la stratégie sous-jacente de l’administration Trump. En orchestrant ce bras de fer public, Trump a manifestement voulu mettre une pression maximale sur le dirigeant ukrainien. Le message implicite est clair : si Kyiv n’adhère pas à la voie de la négociation voulue par Washington, alors le soutien américain n’est plus acquis. Trump semble déterminé à forcer la main de Zelensky pour qu’il accepte un cessez-le-feu ou un compromis rapide avec Moscou, n’hésitant pas à recourir à l’intimidation politique (menace de retrait d’aide, humiliation publique) comme levier. Cette approche s’aligne avec la vision transactionnelle de Trump : il conçoit l’aide américaine non pas comme le soutien à un partenaire démocratique en détresse, mais comme un moyen de pression pour obtenir un résultat (en l’occurrence, la « paix » qui lui permettra de revendiquer un succès diplomatique). En somme, la rencontre du 28 février 2025, loin de renforcer l’alliance américano-ukrainienne, a mis en lumière la volonté de Trump de reconfigurer radicalement la politique américaine : l’Ukraine est traitée non plus en amie à défendre coûte que coûte, mais en protagoniste qu’on peut rudement convaincre de céder, au nom d’intérêts jugés supérieurs par Washington.
Fracture - Conséquences possibles pour l’Ukraine, les relations transatlantiques et la stabilité mondiale
Pour l’avenir de l’Ukraine, la position de Trump fait redouter un règlement du conflit défavorable à Kyiv. Le président américain semble prêt à entériner certaines exigences clés de la Russie – que ce soit la neutralisation de l’Ukraine (exclusion de l’OTAN) ou l’abandon de territoires occupés – afin d’obtenir un accord (Trump’s Endgame for the War in Ukraine). Son administration a même laissé entendre qu’elle pourrait « formaliser » les pertes territoriales subies par l’Ukraine sans pour autant les reconnaître officiellement (Ukraine’s possible territorial losses may be ‘formalized without recognition by US,’ Kellogg tells Fox News), ce qui reviendrait de facto à accepter qu’une partie du territoire ukrainien reste sous contrôle russe. Une paix imposée à de telles conditions consacrerait l’échec de l’Ukraine à recouvrer sa pleine souveraineté et entérinerait une forme de partition durable du pays. Privée du soutien militaire massif des États-Unis, l’armée ukrainienne se retrouverait en position de faiblesse, risquant de devoir cesser le combat faute de ressources, avant d’avoir pu repousser l’envahisseur. Déjà, l’orientation pro-russe de Trump « laisse l’Ukraine de plus en plus vulnérable » sur le plan militaire et diplomatique (Trump and Zelenskiy clash, leaving Ukraine exposed in war with Russia - Reuters). Une cessation du soutien américain – même partielle – pourrait forcer Kyiv à accepter un cessez-le-feu précaire qui gèlerait le conflit plutôt qu’il ne le résoudrait. À terme, la pérennité du leadership de Zelensky lui-même pourrait être ébranlée si la population ukrainienne percevait un abandon de la part des Occidentaux et des concessions jugées inacceptables à l’occupant. En d’autres termes, la politique de Trump risque de désespérer l’Ukraine, qui verrait son horizon se réduire à choisir le moindre mal (un compromis imposé) plutôt que la victoire totale.
Sur le plan des relations transatlantiques, la fracture pourrait s’approfondir entre Washington et ses alliés européens. Un accord de paix précipité aux dépens de l’Ukraine, conclu sans coordination avec l’OTAN et l’UE, entamerait gravement la confiance entre partenaires occidentaux. L’unité affichée depuis 2022 contre l’agression russe serait mise à mal, et l’Alliance atlantique elle-même en sortirait affaiblie. La vigueur des alliances américaines – l’un des piliers de l’ordre mondial depuis 1945 – risquerait d’être compromise par ce revirement stratégique. Concrètement, les Européens devraient soit s’aligner à contrecœur sur une paix jugée insatisfaisante et dangereuse (ce qui minerait moralement l’unité de l’OTAN), soit refuser ce diktat et poursuivre le soutien à l’Ukraine sans l’appui des États-Unis – un scénario très difficile militairement et politiquement. Dans les deux cas, le lien euro-américain en sortirait fragilisé. On pourrait voir s’accélérer les initiatives européennes d’« autonomie stratégique » pour réduire la dépendance vis-à-vis de Washington, notamment en matière de défense et d’approvisionnement en énergie. La méfiance envers la fiabilité des engagements américains, déjà alimentée par les volte-face de la présidence Trump, atteindrait un niveau sans précédent en Europe occidentale. Par ailleurs, une discorde ouverte entre les États-Unis et l’Europe sur la gestion de la crise ukrainienne serait exactement ce que recherche le Kremlin depuis des années – un affaiblissement du front occidental uni. En ce sens, la politique de Trump, si elle n’est pas amendée, pourrait aboutir à diviser durablement le camp occidental, avec la Russie en position d’arbitrer ces divisions à son avantage.
Enfin, du point de vue de la stabilité mondiale et des principes régissant l’ordre international, les choix de Trump en Ukraine pourraient avoir des conséquences lourdes. Si la Russie obtient gain de cause en conservant par la force certaines conquêtes territoriales, ce serait un précédent dangereux. Cela enverrait le signal qu’un État puissant peut violer la souveraineté d’un voisin plus faible et malgré tout tirer profit d’une intervention militaire, sapant ainsi le principe fondamental de l’intégrité territoriale. Des analystes estiment qu’un tel dénouement « appauvrirait grandement les intérêts vitaux de l’Ukraine, la force des alliances américaines, et l’État de droit international lui-même ». En effet, le tabou qui pèse depuis 1945 sur l’annexion de territoire par la force en serait écorné – il est « difficile de surestimer » à quel point cela minerait l’interdiction du recours à la force et de la conquête territoriale. Une paix dictée par la Realpolitik plutôt que par le respect du droit pourrait encourager d’autres puissances révisionnistes à suivre l’exemple. La Chine, en particulier, observera attentivement le sort réservé à l’Ukraine : Pékin pourrait interpréter un manque de volonté occidental à défendre pleinement l’Ukraine comme un feu vert implicite pour intensifier sa pression sur Taïwan. De même, des États tentés de modifier par la force des frontières (dans les Balkans, au Moyen-Orient, en Asie) pourraient y voir une opportunité si les grandes démocraties semblent prêtes à composer avec l’agresseur. En somme, une politique américaine trop conciliante envers Moscou risque de déstabiliser l’équilibre international au-delà de l’Europe, en affaiblissant les normes qui ont jusque-là contenu les appétits territoriaux. Le pari de Trump – une fin rapide de la guerre par un deal entre grandes puissances – pourrait à court terme faire taire les armes en Ukraine, mais au prix d’un affaiblissement durable du principe selon lequel les frontières ne se changent pas par la force.
Conclusion : Fracture stratégique et réveil européen ?
Depuis sa réélection en 2024, Donald Trump a amorcé un basculement majeur dans la politique américaine vis-à-vis de la guerre en Ukraine, privilégiant une approche transactionnelle qui met les intérêts américains directs au-dessus des engagements traditionnels envers ses alliés. Contrairement à l’administration Biden, qui considérait la victoire ukrainienne comme un objectif stratégique clé, Trump adopte une posture de négociateur pragmatique, convaincu qu’un accord rapide avec Moscou est préférable à un soutien prolongé à Kyiv. Pour y parvenir, son administration envisage des concessions territoriales aux Russes et une neutralité forcée de l’Ukraine, écartant toute perspective d’adhésion à l’OTAN. Dans cette logique, Trump met sous pression Volodymyr Zelensky en laissant entendre que Washington pourrait réduire, voire suspendre son aide militaire si l’Ukraine refuse de négocier. Cette stratégie qui rappelle la politique de Donald Trump en matière d’alliances militaires lors de son premier mandat, ébranle la confiance des Européens dans la solidité du partenariat transatlantique. La rencontre tendue du 28 février 2025 entre Trump et Zelensky, où le président américain a ouvertement humilié son homologue ukrainien, a symbolisé cette fracture.
L’Europe fait ainsi face à un dilemme stratégique : continuer à dépendre des États-Unis ou se structurer pour exister par elle-même.
L’Europe face à son dilemme stratégique
L’annonce d’un possible retrait du soutien américain a provoqué une onde de choc en Europe, forçant les 27 à accélérer leur réflexion sur leur sécurité collective. Jusqu’ici, la stratégie de défense européenne s’est largement appuyée sur le parapluie nucléaire américain et les forces de l’OTAN, mais la nouvelle donne les oblige à envisager d’autres options.
Vers une armée européenne ?
La guerre en Ukraine avait déjà mis en lumière les faiblesses militaires européennes, notamment le manque de coordination entre États membres et la dépendance aux États-Unis pour les équipements stratégiques. En février 2025, Volodymyr Zelensky lui-même a exhorté l’Europe à créer une armée commune, affirmant que « le temps est venu pour l’Europe de se doter de ses propres forces armées », afin d’éviter de « dépendre de la bonne volonté des États-Unis ».
- La France pousse depuis longtemps pour une armée européenne, Emmanuel Macron plaidant pour une autonomie stratégique accrue. Paris voit dans la crise actuelle une opportunité pour enfin donner corps à cette ambition et renforcer la souveraineté militaire de l’Europe.
- L’Allemagne, malgré ses efforts pour moderniser la Bundeswehr avec un plan de 100 milliards d’euros, reste réticente à une défense européenne intégrée, préférant renforcer l’OTAN. Cependant, l’incertitude entourant l’engagement américain et le changement de chancelier poussent Berlin à réévaluer sa position, certains responsables plaidant désormais pour un renforcement de la coopération militaire au sein de l’Europe.
- Le Royaume-Uni, bien que hors de l’UE, pourrait jouer un rôle pivot. Il a signé plusieurs accords bilatéraux de défense avec l’Allemagne et la France et pourrait, dans un scénario où les États-Unis se désengagent partiellement, devenir un co-leader européen de la sécurité.
Une dépendance aux armes américaines qui pose problème
Malgré les discours sur une Europe plus indépendante, la majorité des pays européens ont continué à acheter massivement des armes américaines. En 2024, plusieurs États (Belgique, Pays-Bas, Pologne, Italie, Allemagne) ont confirmé l’achat d’avions de combat F-35, un choix stratégique qui renforce l’interopérabilité avec l’OTAN mais accroît aussi la dépendance envers les États-Unis.
Un rapport parlementaire français a mis en avant le paradoxe européen : « Alors que l’Europe parle d’autonomie stratégique, ses membres achètent en masse des équipements militaires américains ». L’alignement sur les technologies américaines empêche l’Europe de développer son propre complexe militaro-industriel, un défi majeur pour toute ambition de souveraineté stratégique. Si les États-Unis décidaient demain de restreindre l’accès à certaines armes ou pièces détachées, la capacité militaire européenne pourrait être gravement affaiblie.
Londres : un rôle stratégique à jouer ?
Face à l’incertitude sur l’engagement américain, le Royaume-Uni se positionne comme un acteur clé. Londres a été en première ligne du soutien à l’Ukraine depuis 2022 et ne veut pas voir l’Europe se fragmenter sur la question de la défense. Keir Starmer, Premier ministre britannique, a déclaré en février 2025 que le Royaume-Uni « assume ses responsabilités » et pourrait envoyer des troupes dans une future mission de stabilisation en Ukraine.
Ce positionnement est stratégique : Londres pourrait jouer un rôle de pivot entre Washington et l’Europe en cas de retrait américain partiel. Par ailleurs, le Royaume-Uni cherche à renforcer ses alliances bilatérales avec la France et l’Allemagne, notamment via le renouvellement des accords de Lancaster House et la signature de nouveaux partenariats en matière d’armement.
Les mois à venir seront décisifs
Si les Européens veulent éviter d’être relégués au second plan dans la guerre en Ukraine et, plus largement, dans la nouvelle configuration géopolitique, ils doivent rapidement clarifier leur position.
Trois scénarios se dessinent :
- L’Europe continue à dépendre de Washington, en espérant que l’administration Trump ne réduira pas trop son soutien à l’Ukraine et à la défense du continent. Cette option est risquée car elle place l’Europe dans une posture d’attente et de vulnérabilité.
- Les Européens s’organisent pour pallier une éventuelle rupture avec les États-Unis, en développant leur propre force de défense, mais cette transition sera lente et nécessitera une révision en profondeur des doctrines militaires et des investissements massifs dans l’industrie de l’armement.
- Un scénario hybride émerge, où les États européens renforcent leur autonomie stratégique tout en maintenant une alliance avec Washington, en misant sur une approche plus collaborative avec le Royaume-Uni.
La question n’est plus théorique : la guerre en Ukraine a mis en lumière les faiblesses européennes, et l’incertitude sur l’engagement américain impose désormais des choix concrets.
Les prochains mois seront déterminants.